Objectivation et subjectivation des consommateurs dans les dispositifs marchand
Dans ce chapitre, nous présentons le concept de dispositif selon Michel Foucault ainsi que les notions d’objectivation et de subjectivation. Nous détaillons comment la théorie du dispositif permet de penser la consommation.
L’objectivation est le résultat d’une action extérieure sur le sujet, constitué comme objet de savoir et d’exercice du pouvoir (Vihalem, 2011). Elle consiste à reconnaître des caractères spécifiques et à évaluer, catégoriser les individus pour les classer. Par exemple, ayant été objectivés comme « anormaux », les patients déclarés malades se considèrent comme des sujets anormaux, et à travers leur propre subjectivation, se définissent et se représentent eux-mêmes comme anormaux (Foucault, 1961). Dans la recherche sur la consommation, l’objectivation des consommateurs constitue une technique importante de gouvernement mise en œuvre par le marketing. Selon cette optique, la recherche critique en marketing a montré par exemple que les outils de Consumer Relationship Management (Pridmore et Zwick, 2011 ; Zwick et Knott, 2009) et les programmes de fidélité (Beckett, 2012 ; Beckett et Nayak, 2008 ; Gicquel, 2017) sont des moyens qui permettent une accumulation de savoir sur les consommateurs afin de les catégoriser.
Ce travail de segmentation, pour reprendre une terminologie marketing, permet d’exercer sur les consommateurs certains pouvoirs selon l’intérêt prioritaire des producteurs. Ball (2005) reprend les recherches de Haggerty et Ericson (2000) sur les « assemblages de surveillance » et montre que le « biopouvoir » à l’œuvre dans les techniques biométriques utilise les big data pour renforcer le contrôle des consommateurs. Pris dans ce système panoptique, l’objectivation du consommateur permet produire un « double numérique » (Haggery et Ericson, 2000) à partir duquel le gestionnaire réfléchit à ses actions.
Le sujet n’est pas seulement objet de savoir : un premier ensemble de travaux s’intéresse à la montée en puissance d’un « nouveau consommateur » à partir du constat que la consommation réflexive et collaborative étend les choix des consommateurs et donc leur liberté (Cova et Cova, 2009 ; Peppers et Rogers, 1993). A la suite, les chercheurs décrivent un consommateur doté de plus de pouvoirs (consumer empowerment), qui peut exercer librement son choix parmi les producteurs en concurrence et utilise également ses compétences pour co-créer l’offre (Cova et Cova, 2012 ; Cova et Pace, 2006 ; Shankar, Cherrier et Canniford, 2006).
Un deuxième ensemble de travaux présente a contrario la gouvernementalité dans les pratiques autonomes de consommation en soulignant l’ambiguïté de l’agence et donc des réelles possibilités de subjectivation dans les dispositifs. Selon cette proposition, les figures du consommateur, qu’il soit « nouveau », « puissant », « libre », « responsable », sont surtout construites par le marketing et la recherche sur la consommation. Le « public » (Cochoy, 2004) et le « grand public » sont aussi des constructions qui permettent d’établir des stratégies de gestion et des moyens d’enquête (Rémy et Mallard, 2001). L’identité sociale et l’appartenance de classe des consommateurs sont construits dans les dispositifs des points de vente de luxe (Dion et Borraz 2017).
Alors qu’il paraît riche en applications pratiques, le concept de dispositif a été peu mobilisé dans les recherches sur la consommation. En étant associé aux deux modes de subjectivation et objectivation, ce cadre conceptuel permet pourtant l’étude d’une grande variété d’environnements marchands que nous invitons les chercheurs à explorer. Il permet pourtant de sortir de l’alternative binaire entre marketing-manipulation et consommation-émancipation en présentant simultanément les effets de contrôle inhérents à toute offre marchande et les possibilités d’agence et de résistance des consommateurs.